Au signal, les légionnaires sont sortis de leurs trous, tous ensemble. Ils ont commencé à avancer, en ligne, pas à pas, comme si un tambour scandait leur marche, un gros tambour de bronze sur lequel cognait la mort, à grands coups, dans le ciel lourd et bas. Les oreilles n'entendaient pas le tambour, c'est dans le ventre qu'il résonnait. Les légionnaires avançaient toujours du même pas, sans se baisser, sans jamais ralentir ni presser leur marche. Les balles sifflaient, les obus de mortier les écrasaient. ils ne se retournaient même pas quand le copain tombait, les tripes hors du ventre ou la tête en bouillie. Leurs mitraillettes sous le bras, s'arrêtant pour lâcher posément une rafale, ils continuaient pas à pas, le visage vide. Il y avait beaucoup d'Allemands; c'étaient eux qui donnaient le ton. Les viets tiraient tant qu'ils pouvaient, comme des fous. Je m'imaginais à leur place, il faut toujours s'imaginer à la place des autres pour faire la guerre...bouffer ce qu'ils bouffent, baiser leurs femmes et lire leurs livres... C'était la mort qui s'avançait vers eux, la mort glacée qui habitait les grands Blancs désespérés aux cheveux de paille, aux grands corps solides et dorés. Le tambour de bronze sonnait de plus en plus fort dans les ventres. Les légionnaires arrivèrent jusqu'aux lignes, impassibles, toujours du même pas tranquille, lâchant leurs rafales, lançant avec une précision mécanique leurs grenades dans les trous.
"Les Viets furent pris de panique; ils abandonnèrent leurs armes et voulurent s'enfuir, mais les autres les tiraient comme des lapins - sans haine, j'en suis certain et c'était pire que la haine... cette marche cadencée et inexorable. Les légionnaires ont mis plusieurs minutes avant de reprendre un visage humain, avant qu'un peu de sang revienne à leurs pommettes, avant que ce démon glacé les quitte. Alors quelques-uns se sont effondrés - ils n'avaient même pas senti qu'ils étaient blessés. C'était splendide cette attaque, bouleversant, mais ça ne me plaisait pas du tout. Un bataillon sur deux était resté sur le terrain. J'aurais fait le travail avec dix fois moins d'hommes.
"Pour rien au monde je n'aurai voulu commander ces légionnaires. Moi je veux des types qui espèrent, qui veulent gagner parce qu'ils sont les plus agiles, les mieux entraînés, les plus malins, et qu'ils tiennent à leur peau. Oui je veux des soldats qui aient peur et qui ne s'en foutent pas de vivre ou de mourir. Les délires collectifs, très peu pour moi. C'était peut-être ça, Verdun.
Mestreville baissa la tête, il essayait à travers ses souvenirs maquillés, transformés, d'ancien combattant perpétuel de se souvenir de ce qu'avait été Verdun.
Non, ce n'était même pas ça: une lourde masse humaine, engluée de boue, chargée comme des bourricots que l'on poussait en avant. Elle était tellement résignée, tellement fatiguée, à ce point abrutie qu'elle se laissait faire.
Les centurions. Jean Lartéguy. 1960
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